HUGHIE THOMASSON DIX ANS DÉJÀ

Le 9 septembre 2007, le rock sudiste perdait l’un de ses plus grands représentants, terrassé par une crise cardiaque alors qu’il piquait un somme devant la télé. Guitariste virtuose, compositeur talentueux et excellent chanteur, Hughie Thomasson était un artiste au vrai sens du terme. Il alliait également à ses qualités musicales un professionnalisme rigoureux et surtout une extrême gentillesse.

Jouer de la musique était sa raison de vivre et il a passé plus de quarante ans sur la route sans jamais se détourner de sa passion.

Il s’est forgé un style personnel et une sonorité particulière immédiatement reconnaissable.

Il a fait résonner sa guitare dans deux groupes majeurs du rock sudiste (son combo d’origine The Outlaws et Lynyrd Skynyrd).

Un parcours exemplaire !

On peut donc affirmer sans exagérer que Hughie était une légende vivante. Sans aucun doute, il le restera par delà la mort.

Malheureusement, son départ prématuré a privé le monde d’un musicien d’exception. Qu’aurait-il fait si son temps avait été plus long ? Aurait-il poussé encore plus loin sa technique prodigieuse ? Aurait-il continué à sillonner les routes avec ses Outlaws ? Se serait-il consacré au métier de producteur ?

Concernant ces questions, nous ne pouvons que nous perdre en hypothèses.

Tout comme nous ne pouvons qu’imaginer ce que fut sa dernière soirée…

LE DERNIER COUCHER DE SOLEIL

Il fait bon, ce dimanche soir.

Hughie se cale dans son fauteuil favori et allume la télévision. Le match ne va pas tarder à commencer. Juste avant de monter se coucher, sa femme Mary lui fait un signe de la main. Hughie lui répond par un sourire.

Ce soir, ils se sont offert un restaurant en amoureux, comme autrefois. Un agréable moment. Et dire que la veille, il se produisait avec ses Outlaws dans un casino du Nevada. Bah, c’était ça, la vie de musicien : jouer coûte que coûte, n’importe où.

Et maintenant, après un restau’ sympa, un petit match de foot. Une soirée parfaite dans la douceur de septembre.

Le coup d’envoi est donné ! Les attaquants de l’équipe favorite se ruent à l’assaut tandis que les défenseurs adverses se regroupent. Hughie regarde les joueurs courir sur le terrain mais, curieusement, il n’arrive pas à se concentrer sur ce début de match. Peu à peu, son attention se relâche. Sans trop savoir pourquoi, il se met à songer à sa carrière. Cela fait plus de quarante ans qu’il joue de la musique. Quarante ans ! Un sacré bout de temps !

Alors, doucement, insidieusement, les souvenirs s’échappent des recoins de sa mémoire.

Sa première guitare, offerte par sa mère quand il avait huit ans. Il avait pris des leçons à cinquante cents la demi-heure pendant six semaines. Après, il s’était débrouillé tout seul en apprenant à jouer à l’oreille.

Les heures passées à écouter les chansons qui lui plaisaient, enfermé dans sa chambre, et à les apprendre note à note, accord par accord.

Ses nombreuses exclusions du collège en raison de ses cheveux longs.

Ça y est ! Á force de faire le mariole, l’attaquant vedette s’est fait plaquer méchamment. Mais Hughie s’en fout, il continue sa remontée dans le temps.

Arrêt en 1966.

Sa première guitare électrique, une vieille Silvertone. Ses premiers groupes de collège, avec son pote David Dix à la batterie : The Rogues et surtout The Four Letter Words, petit combo avec lequel il avait remporté le concours « Battle of the bands » et enregistré un 45 Tours comprenant deux chansons composées par un disc jockey d’une station de radio locale. Un disque rapidement tombé dans l’oubli.

Les premiers concerts pour animer des fêtes d’école, des bals de promo de fin d’année ou des barbecues.

Le circuit des bars de la région, un passage obligé pour les jeunes groupes voulant se faire connaître.

Et surtout, l’apprentissage de la règle d’or : jouer coûte que coûte, n’importe où.

La panique gagne l’équipe favorite qui recule sous la pression de l’adversaire. Insensible à ce revirement de situation, Hughie se retrouve en 1968.

Une année importante, la naissance des Outlaws. Hughie s’en rappelle comme si c’était hier.

Les Four Letter Words étaient en perte de vitesse et ne jouaient presque plus mais ils avaient rencontré un gars nommé Franck Guidry dont le groupe, The Outlaws, était dissous. Hughie et ses potes avaient alors enrôlé Guidry comme guitariste rythmique tout en reprenant le nom de son ancienne formation. C’est là que Hughie avait réellement décidé de faire de la musique son métier. C’est aussi à cette période que le groupe avait recruté un musicien de choix en la personne de Franck O’ Keefe, un bassiste qui assurait gravement. Les Outlaws avaient alors entamé le circuit du rock’n’roll, jouant partout où ils le pouvaient. Ils avaient même assuré la première partie des Allman Joys à St Petersburg en Floride et Hughie avait vu pour la première fois Duane Allman laminer sa guitare en slide sur « Statesboro blues ». Un choc qui l’avait conforté dans son projet : prendre du bon temps en jouant de la musique pour les gens.

Oui, 1968 avait été une grande année.

Soudain, un éclair traverse le cerveau de Hughie, lui rappelant qu’il n’y avait pas eu que des bons moments.

D’abord, cet album que les Outlaws avaient enregistré consciencieusement, en y mettant toutes leurs tripes, aux studios Epic à New York. Une fois les enregistrements terminés, le producteur les avait invités à la piscine et au cinéma. Sympathique à l’extrême, il leur avait assuré qu’il ne tarderait pas à les contacter pour les choses sérieuses. Les Outlaws n’avaient plus qu’à rentrer chez eux en attendant.

Sur le chemin du retour, leur manager leur avait annoncé la nouvelle : le producteur réaliserait leur album à la seule condition qu’ils passent un week-end dans sa maison de campagne. Intrigués, ils lui avaient demandé pourquoi. L’explication les avait littéralement sonnés : le producteur était de l’autre bord et souhaitait coucher avec tous les membres du groupe. Revenus de leur stupeur, Hughie et ses copains s’étaient alors écriés comme un seul homme « Putain, non ! Pas question ! ». Leur entrée dans le monde du show business avait été bien décevante.

Ensuite, cette chaude nuit d’été à Saratosa en Floride. Ils jouaient au « White Rabbit » quand une cinquantaine de motards appartenant au gang des Outlaws s’étaient pointés, fort mécontents de constater qu’une poignée de jeunots utilisaient leur nom sans leur permission. Pour calmer la situation, le groupe leur avait proposé de jouer devant eux. S’ils n’étaient pas satisfaits du concert, le nom de la formation serait changé immédiatement.

Malgré une pression énorme, Hughie et ses amis avaient délivré un set impeccable en balançant l’intégralité de l’album « Sgt Pepper’s » des Beatles ainsi que quelques titres de leur composition. Á la fin du show, le président des Outlaws leur avait serré chaleureusement la main en leur affirmant qu’il n’y avait plus aucun problème et qu’il était fier qu’un groupe aussi doué porte le nom de son club. Une soirée à haut risque qui s’était terminée dans la bonne humeur.

Avec le recul, Hughie trouve cette anecdote amusante. Il fixe sans le voir le rectangle de lumière qui brille dans la pénombre. Sa mémoire vagabonde à nouveau dans le passé. Prochaine étape : 1969. Une année avec ses hauts et ses bas.

Au chapitre des mauvaises choses, cet album avorté à cause d’un producteur véreux. Les Outlaws avaient réalisés de superbes enregistrements aux Criteria Studios de Miami mais, pour une étrange raison, le producteur en question avait décidé de ne pas commercialiser ces bandes. Pire, il avait même refilé quelques morceaux à un autre groupe. Écœurés et enragés, Hughie et ses copains s’étaient armés de pieds de micros et avaient déboulé dans les bureaux de cette crapule. Ils avaient été aussi surpris que dépités en trouvant les locaux déserts. Le mec était parti depuis longtemps. Ce deuxième échec avec l’industrie du disque avait failli provoquer la séparation du combo.

Côté positif, la participation des Outlaws à deux grands concerts. Ils avaient ouvert pour Creedence Clearwater Revival et John Mayall le 6 juillet 1969. Ils avaient également assuré la première partie de BB King et de Janis Joplin le 16 novembre (ce fameux show où la police de Tampa avait procédé à l’arrestation de Janis pour obscénité).

Aïe ! Le « touchdown » qui tue ! Un essai réussi ! Les favoris viennent de s’en prendre un coup derrière les oreilles et leurs adversaires sautent de joie. Hughie regarde ce spectacle avec détachement. Dans sa tête, les années défilent.

1970 et l’arrivée de Monte Yoho en remplacement de David Dix. La survie difficile du groupe en raison de la baisse de ses engagements et la galère suivie d’un break d’un an. Hughie s’était alors expatrié un temps à New York pour accompagner le chanteur folk Milton Carrol. Il était également tombé amoureux des guitares Stratocaster. Ah, ce son si particulier, si mordant, et les grands noms qui y étaient associés (Jimi Hendrix, Eric Clapton) !

Hughie était ensuite revenu en Floride pour jouer avec The King James Version, une formation comptant dans ses rangs le bassiste Leon Wilkeson.

Un beau soir de 1972, Leon avait reçu un coup de fil de Ronnie Van Zant lui demandant de revenir avec Lynyrd Skynyrd. Hughie lui avait alors souhaité bonne chance et avait lui aussi quitté le groupe pour remonter les Outlaws. Il avait repris contact avec Monte Yoho qui jouait avec Franck O’ Keefe au sein de Sienna, un combo créé par Henry Paul.

Henry, natif de New York mais élevé dans la région de Tampa, possédait une voix superbe mais composait aussi de splendides mélodies. Une recrue de choix!

Tout ce petit monde avait suivi Hughie et les Outlaws étaient repartis sur les rails du Rock n’ Roll.

Et puis, par le biais de Monte Yoho, Billy Jones était venu renforcer les troupes en 1973 en tant que deuxième guitariste soliste. Les deux jeunes hommes s’étaient rencontrés en 1968. Monte faisait du stop pour se rendre à l’Atlanta Pop Festival et Billy l’avait pris à bord de sa Chevrolet Camaro toute neuve. Depuis ce jour, ils étaient restés amis.

Billy avait déjà tapé le bœuf avec les Outlaws par le passé. Il jouait de l’orgue à cette époque mais il s’était tourné ensuite vers la guitare. En raison de ses aptitudes musicales, il avait reçu une proposition de bourse pour intégrer la fameuse école de musique Julliard mais il avait préféré étudier les mathématiques. Son diplôme en poche, il avait même enseigné pendant un temps mais l’appel de la guitare avait été plus fort que tout. Il avait développé un style brillant et inspiré avec une alternance entre son clair et distorsion. Sa Gibson Les Paul Custom noire, équipée de trois micros PAF, complétait à merveille la Stratocaster country-rock de Hughie.

Tous ces talents réunis formaient un sacré groupe.

En 1974, la bande s’était enrichie d’un manager efficace en la personne de Charlie Brusco, puis d’un co-manager (Alan Walden, le frère de Phil Walden de Capricorn Records). Ces deux gars s’étaient bien défoncés pour les Outlaws en leur trouvant des engagements intéressants, notamment les premières parties de Lynyrd Skynyrd.

Les Outlaws s’étaient tout de suite bien entendus avec les mecs de Skynyrd. Bien souvent, Ronnie Van Zant invitait Hughie sur scène pour jammer sur « Sweet home Alabama » ou « Call me the breeze ». Plus souvent encore, les Outlaws étaient conviés aux fiestas d’après-concerts. Au programme : filles, alcool, herbe et autres substances illicites mais aussi… bagarres. Si un membre de Lynyrd avait commis une fausse note ou manqué un break, Ronnie lui tombait dessus après le show. Cela dégénérait rapidement en baston générale et, plus d’une fois, Hughie s’était éclipsé en essayant d’éviter des chaises volantes et des bouteilles expédiées sur orbite.

Mais, malgré un caractère bien trempé, Ronnie possédait un cœur d’or. Il s’était pris de sympathie pour ces jeunes musiciens qui tentaient de forcer les portes de la gloire, qui dormaient dans un van avec leur matériel et jouaient n’importe où ils le pouvaient. Un soir, juste avant de monter sur scène, il s’était entretenu à leur sujet avec Clive Davis, président de la toute nouvelle firme Arista. Il lui avait présenté les choses clairement : « Si vous ne signez pas avec les Outlaws, vous êtes la personne la plus stupide que j’ai jamais rencontrée… et je sais que vous ne l’êtes pas. »

Et Clive Davis avait signé !

Tous ces souvenirs font sourire Hughie. Il ne regarde plus l’équipe favorite qui remonte le terrain et tente de reprendre l’avantage. Son esprit s’est arrêté en 1975.

1975 ! La grande année des Outlaws ! L’année du succès !

La trouvaille du logo du groupe, un crâne de vache à longues cornes. Le premier album, arrivé à la treizième place au Billboard et déclaré disque d’or. Pas mal pour un début !

Et en plus, un single bien placé dans les hit-parades, « There goes another love song ». Monte Yoho avait participé à l’écriture de cette chanson alors que les Outlaws étaient en tournée. Il avait surgit dans la chambre de Hughie en hurlant « Je l’ai ! Je l’ai ! Je l’ai ! ». Avec humour, Hughie lui avait répondu : « Si tu l’as, Monte, tu devrais voir un médecin ! ». Secouant la tête avec véhémence, Monte avait alors rétorqué : « Mais non ! Je l’ai ! ». Et il lui avait chanté le refrain de « There goes another love song ». Immédiatement séduit, Hughie avait composé le reste de la musique et des paroles.

Et puis, le disque contenait LE morceau d’anthologie des Outlaws, « Green grass and high tides ». Hughie avait passé un week-end à St. Augustine en Floride, chez un pote dont la maison surplombait la plage. Parti pour se détendre, il n’avait pas emporté de guitare. N’arrivant pas à s’endormir, il avait traîné sur la plage une partie de la nuit en pensant à tous ces héros du Rock’n’roll disparus prématurément comme Jimi Hendrix, Janis Joplin ou Jim Morrison. Les paroles et la musique de « Green grass » lui étaient venues comme dans un rêve. Le lundi suivant, il avait proposé ce titre au groupe.

Prévu pour durer quatre minutes, le morceau s’était considérablement rallongé pour en atteindre plus de vingt. Billy Jones avait rajouté des parties de guitares et Hughie en avait superposé d’autres. Cette version longue avait été enregistrée pour Arista Records en Californie et le talentueux Paul Rothchild assurait la fonction de producteur (il avait produit les Doors). Un matin, Hughie s’était rendu au studio et avait vu Paul au milieu de dizaines de mètres de bande qui couraient tout le long de la cabine de mixage et finissaient enroulés autour de son cou. Paul essayait tout simplement de réduire la durée du morceau. Bien que contrarié, Hughie lui avait fait confiance et un titre emblématique était né.

Par contre, le groupe n’hésitait pas à rallonger la sauce sur scène et certains soirs, si les deux guitaristes solistes étaient particulièrement inspirés, « Green grass » pouvait même frôler la demi-heure.

Comme le clamait haut et fort Ronnie Van Zant, les Outlaws avaient composé un nouveau « Free bird ».

Oui, 1975 avait été l’année de référence. Le succès, la popularité, les concerts dans des stades immenses.

Les premières parties de Lynyrd Skynyrd, de Charlie Daniels ou du Marshall Tucker Band. Tous des potes, des frères de la route, unis par la traditionnelle solidarité sudiste. Toy Caldwell, le guitariste soliste de Marshall Tucker, avait d’ailleurs témoigné une énorme sympathie à l’égard des Outlaws en venant souvent jammer avec eux sur scène et Hughie avait particulièrement bénéficié de sa gentillesse. À cette époque, Hughie apprenait à jouer de la pedal steel guitar mais ne pouvait s’en acheter une. Le dernier soir de la tournée avec le Marshall Tucker Band, Hughie était retourné dans la loge des Outlaws et avait trouvé une superbe pedal steel trônant au milieu de la pièce avec un mot griffonné dessus. Toy lui avait offert l’instrument.

Les Outlaws avaient même ouvert pour les Rolling Stones. Le rêve !

Et aussi pour un nouveau groupe qui inventait un hard rock glamour, Kiss. Gene Simmons avait d’ailleurs félicité Hughie pour ses talents de guitariste et de chanteur mais il lui avait aussi affirmé qu’il lui manquait quelque chose : une posture. Le soir suivant, Hughie avait plié la jambe gauche en avant et étendu la droite en arrière, une pose qu’il avait adoptée pour le restant de sa carrière.

Et puis, tous les membres et les roadies du groupe s’étaient fait tatouer un signe de reconnaissance, le fameux crâne de vache. Tous sauf Billy Jones qui avait préservé son épiderme.

Ouais, une sacrée année !

Le commentateur s’égosille soudain dans le poste. C’est l’égalisation et les spectateurs hurlent dans les tribunes. Totalement indifférent, Hughie continue de se perdre dans les méandres de sa mémoire et les années défilent dans sa tête.

1976. La sortie du deuxième album des Outlaws, « Lady in waiting », avec « Breaker, breaker » comme single. Un soir, après un show à San Francisco, toute la bande était sortie pour faire la bringue mais Hughie avait préféré rester seul dans sa chambre d’hôtel. Rongé par la nostalgie de son foyer et de sa famille, il avait composé ce superbe morceau.

Et surtout, la tournée avec les Who et Little Feat en Angleterre, occasion unique pour les Outlaws de fouler le sol de la vieille Europe et de voir tous les soirs leurs idoles en concert.

1977 et son lot de mauvaises surprises.

Le troisième album du groupe ne s’était pas aussi bien vendu que les deux précédents. Hughie et ses amis avaient innové en superposant des vocaux influencés par les Eagles sur des guitares très rock. Le disque comportait pourtant d’excellentes chansons dont le single « Hurry sundow », inspiré à Hughie par un épisode de Bonanza dans lequel il avait vu des Gitans secouer des tambourins en enterrant l’une des leurs.

Les départs successifs de Franck O’ Keefe (remplacé par un bassiste gaucher, Harvey Dalton Arnold) et d’Henry Paul. Franck ne supportait plus les tournées exténuantes (environ 250 shows par an) mais souffrait également d’un lourd problème de drogue. Quant à Henry, il se démarquait de plus en plus de ses camarades qui souhaitaient durcir leur musique. La rupture était devenue inévitable.

Mais surtout, la tragédie. L’accident d’avion survenu le 20 octobre qui avait décimé ce groupe mythique qu’était Lynyrd Skynyrd. Hughie avait été particulièrement ébranlé par la mort de Ronnie Van Zant à qui il devait tant.

Le regard de Hughie fixe un point au-delà de l’écran, au-delà même du mur. Dans son esprit, la cadence s’accélère et les souvenirs se bousculent, pas toujours dans l’ordre. Des flashes et des images envahissent son cerveau.

1978, 1979.

Le retour de son vieux pote David Dix comme deuxième batteur. L’arrivée d’un troisième guitariste soliste, Freddie Salem, qui avait permis à Hughie de mettre en place la fameuse Florida Guitar Army. Une tournée marathon avec, chaque soir, une dédicace de Hughie à Lynyrd Skynyrd avant de démarrer « Green grass and high tides ». Le double album live qui avait suivi.

Deux disques relativement moyens (« Playin’ to win » et « In the eye of the storm”). Les Outlaws sponsorisés par le fabricant de bière Budweiser.

La baisse de popularité malgré la fidélité des fans de la première heure.

La rage au ventre, la hargne au creux de l’estomac. S’accrocher. Appliquer sans faiblir la règle d’or : jouer coûte que coûte, n’importe où, même dans des salles plus petites.

Mais aussi deux excellents souvenirs. Tout d’abord, la première partie des Rolling Stones en 1978. Ensuite, la tournée avec Molly Hatchet en 1979 durant laquelle Hughie avait lié une solide amitié avec les membres du groupe (qui avaient déjà encensés les Outlaws dans leur chanson « Gator country »). Régulièrement invité dans la loge des mecs d’Hatchet, il avait participé à des bringues d’enfer. Malheureusement, il avait aussi vu Danny Joe Brown et Dave Hlubek en venir aux mains.

Aïe ! Ça doit faire mal ! Un quaterback reste au sol après une mêlée agitée. Des soigneurs se précipitent et l’installent sur un brancard. Pour lui, la saison est terminée. Cet incident ne détourne pas Hughie de sa rêverie et les années continuent leur course folle.

1980 et l’album « Ghost riders » qui avait permis aux Outlaws de remonter la pente. Sur ce disque, Hughie avait réellement trouvé sa sonorité de guitare. Grand collectionneur de Fender Stratocaster, il en avait choisi plusieurs pour ces sessions d’enregistrement.

Bien souvent, des journalistes l’interrogeaient sur son style. Il leur avait bien dévoilé quelques petits secrets : son habitude de tailler et d’aiguiser ses médiators, sa Strato de 1974 légèrement trafiquée (le sélecteur ramené à trois positions au lieu de cinq avec la mise hors phase du micro du milieu), sa légère saturation obtenue naturellement en poussant ses amplis presque au maximum. Pour le reste, ils n’avaient qu’à deviner. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est que ces doigts y étaient pour beaucoup. Tout le monde était d’ailleurs persuadé qu’il avait reçu son surnom The Flame (la flamme) en raison de son jeu rapide et flamboyant. Cela l’avait toujours fait bien rigoler. Bien sûr, cela correspondait à son style mais l’origine venait d’ailleurs. Un soir de 1973, après un concert dans un club, Hughie avait raccompagné Henry Paul et leurs petites amies respectives à bord de la puissante Dodge Road Runner de son frangin. Il avait roulé comme un dingue, au double de la vitesse autorisée. Le lendemain, Henry l’avait surnommé Hughie Buster Flame, le conducteur de stock car. Le surnom Flame lui était resté.

En tout cas, pour l’album « Ghost riders », les Outlaws s’étaient défoncés pour réaliser un disque costaud avec des morceaux pêchus et de belles ballades.

Hughie avait eu l’excellente idée de reprendre « Ghost riders in the sky » (un titre composé par Stan Jones en 1948) et de rajouter en intro des arpèges hispanisants avec une guitare douze cordes. Ainsi remis au goût du jour, ce vieil air populaire avait bien cartonné en radio et les tournées promotionnelles avaient été satisfaisantes. Les Outlaws avaient repris le chemin des stades et des festivals.

Hughie était aussi très fier de « Angels hide », un superbe morceau qui lui avait pourtant causé quelques soucis. Un beau soir, juste avant un concert, une délégation de Hells Angels lui avait demandé des explications au sujet de ce titre. Hughie leur avait répondu que cette chanson ne parlait pas de leur club mais du Far West, et les motards étaient devenus ses potes.

Complètement insensible à la consternation des supporters, Hughie se laisse emporter dans un tourbillon frénétique de dates et de souvenirs.

1981 et le concert du Rockpalast en Allemagne. Le départ de Billy Jones, usé par le rythme frénétique des concerts à répétition et peut-être contrarié par d’autres choses. Mais avec Billy, on ne pouvait jamais vraiment savoir.

1982 et le huitième album des Outlaws, « Los hombres malo », oscillant entre FM et hard rock. La formation réduite à quatre membres après les départs successifs de Monte Yoho et Harvey Dalton Arnold (remplacé par Rick Cua). Hughie sacré légende vivante chez Fender (Fender Living Legend).

1983 et la folle tournée avec Molly Hatchet. Hughie traînant ses bottes pour la première fois en France et à Paris.

1986 et le retour d’Henry Paul. La sortie inespérée de « Soldiers of fortune » après quatre ans de silence discographique. La participation des Outlaws au festival de Reading en Angleterre.

La survie du groupe. Les engagements pas très intéressants. La fidélité à la règle d’or : jouer coûte que coûte, n’importe où !

L’amitié indéfectible de Charlie Daniels qui invitait régulièrement les Outlaws à sa Volunteer Jam annuelle.

Le départ d’Henry Paul en 1989.

Les années 90 et leur cargaison de galères.

Hughie, resté seul membre d’origine, portant le groupe à bout de bras. Les concerts dans les petits clubs et les bars pour faire bouillir la marmite. Jouer coûte que coûte, n’importe où.

Deux albums sortis à l’arraché sur un petit label : « Hittin’ the road live » (1993) et « Diablo Canyon » (1994). Ce dernier s’était d’ailleurs fort mal vendu, à tel point que Hughie s’était retrouvé endetté.

Et puis une année horrible, 1995. Hormis les problèmes financiers et la démoralisante course aux engagements minables, Hughie avait encaissé deux terribles nouvelles à quelques semaines d’intervalle seulement.

Le 7 février, après un coup de fil à sa mère, Billy Jones s’était assis contre un arbre dans son jardin et s’était fait sauter la cervelle. D’accord, Billy était quelqu’un de compliqué, une tête brûlée au tempérament indomptable (il était le seul à traîner avec les mecs de Doc Holliday, réputés pour leurs bringues sauvages) et il semblait souvent déprimé (sa chanson « Night wines » parlait d’elle-même). De plus, à part une apparition dans les Dixie Allstars (un groupe composé d’anciens membres de Molly Hatchet et de Blackfoot : Dave Hlubek, Jackson Spires et Charlie Hargrett), Billy n’avait plus beaucoup gratté sa guitare. Mais aller jusqu’au suicide… Hughie n’avait pas compris son geste.

Et comme si cela ne suffisait pas, Franck O’ Keefe avait été retrouvé mort d’une overdose à son domicile le 26 février. Pauvre Franck ! Avec les Outlaws, il avait connu la gloire et joué dans des stades immenses. Tout ça pour finir dans un motel miteux à ramasser les feuilles mortes quand il était à court de pognon pour payer son loyer. La drogue l’avait accompagné jusqu’au bout de la route.

L’annonce de la mi-temps tire Hughie de ses pensées morbides. Il se lève et va chercher un rafraîchissement. Arrivé dans la cuisine, il contemple la photo collée sur la porte du réfrigérateur. Un super cliché pris le 31 décembre 1999 à Houston, témoignage du « bœuf » monstrueux regroupant Lynyrd Skynyrd et ZZ Top. Hughie jouant avec Billy Gibbons ! Quel souvenir !

Hughie se rassoit dans son fauteuil. Tandis que des publicités débiles se succèdent à l’écran, il songe à son passage au sein de Lynyrd Skynyrd. Il avait conservé de solides contacts avec les survivants, notamment Gary Rossington et Billy Powell qui avaient joué en invités sur « Diablo Canyon » (de plus, le Johnny Van Zant Band avait ouvert pour les Outlaws au début des années 80).

En 1996, Gary Rossington lui avait proposé de rejoindre le groupe comme manieur de Stratocaster en remplacement d’Ed King. Les engagements se faisant plutôt rares, Hughie avait accepté avec enthousiasme. Professionnel jusqu’au bout, Hughie s’était rendu chez Ed King afin de mieux apprendre toutes les subtilités de ses solos.

Prévue à l’origine pour six mois, son aventure avec Lynyrd avait duré neuf ans.

Neuf ans de musique, de six-cordes et de concerts. Neuf ans passés à parcourir le monde dans tous les sens et à se produire dans des grandes salles. Neuf ans à ressentir la sensation incroyable de jouer « Free bird » au sein d’un groupe légendaire. Hughie n’oublierait jamais cette période. En plus, ce contrat lui avait permis d’engranger un peu d’argent. Ainsi, il avait pu se faire fabriquer une guitare sur mesure (la fameuse Pearlcaster dotée d’une tenue d’accordage incomparable, à l’épreuve des tirés de cordes monstrueux de Hughie) et enregistré un album solo en 1999 (« So low », mal promu en raison d’un manque de moyens financiers et ignoré par les critiques). Il avait aussi remboursé ses dettes jusqu’au dernier cent, comme tout bon gentleman sudiste qui se respecte.

Mais la nostalgie s’était lentement insinuée en lui. Parfois, il se remémorait l’épopée des Outlaws. Il avait d’ailleurs été surpris de découvrir que son ancienne formation n’était pas oubliée.

Quand Lynyrd Skynyrd débarquait dans une ville, Hughie et d’autres membres du groupe visitaient les magasins de disques locaux, juste histoire de voir si les produits Lynyrd étaient bien représentés. Il avait constaté avec bonheur que les albums des Outlaws restaient présents dans les bacs.

Et l’idée avait fait doucement son chemin : faire revivre son combo d’origine, avec les anciens hits mais aussi des nouveaux morceaux. Bien sûr, Hughie avait participé à la composition de nombreux titres au sein de Lynyrd Skynyrd mais cela ne lui suffisait plus. Et puis, il désirait ardemment chanter à nouveau.

Alors, en 2005, il avait quitté Lynyrd Skynyrd (en excellents termes) pour reformer les Outlaws.

Le processus avait pris un peu de temps car Hughie voulait réintégrer le maximum d’anciens membres. Monte Yoho, David Dix et Henry Paul avaient répondu à son appel. Avec deux petits nouveaux (le guitariste Chris Anderson et le bassiste Randy Threet), les Outlaws étaient de retour. Au premier concert, Hughie était très anxieux et inquiet au sujet de sa voix car il n’avait pas chanté depuis longtemps, mais tout s’était bien passé.

Pour leur filer un coup de pouce, Charlie Daniels avait de nouveau invité les Outlaws à sa Volunteer Jam. Sacré Charlie ! On pouvait toujours compter sur lui !

Et puis, Henry Paul était encore une fois reparti. Et Hughie avait continué comme d’habitude, sautant sur le premier engagement venu. Jouer coûte que coûte, n’importe où.

Le match reprend mais Hughie ne s’y intéresse plus. Dans sa tête, il fait le bilan d’une vie bien remplie. Il a passé plus de quarante ans sur les routes à jouer de la musique, à emmagasiner de fabuleux souvenirs et à collectionner une centaine de Stratocaster. Il est marié depuis une vingtaine d’années à une femme merveilleuse qu’il adore. Il est grand-père d’une petite Lori âgée de cinq ans à qui il apprend les rudiments de la pêche. Entre deux concerts, il termine le mixage son prochain album, qu’il a produit lui-même et nommé « Once an outlaw ». Un disque qui va faire mal comme au bon vieux temps.

Hughie ferme les yeux. Bercé par le son de la télévision, il s’endort doucement tandis que le présentateur débite ses commentaires d’une voix tremblante.

Hughie est soudain réveillé par une étrange sensation. Il ne se trouve plus dans son salon mais sur une plage s’étendant à perte de vue. Des vagues bordées d’écume viennent mourir à ses pieds et une brise marine lui fouette le visage.

Un soleil rouge descend à l’horizon et teinte d’une couleur irisée la marée montante.

Hughie se dit que ce rêve si réel ne va pas tarder à s’arrêter et qu’il va se réveiller dans son fauteuil avec la télé allumée. Mary va bien se marrer quand il va lui raconter ce délire. Mais non, ça continue.

Il se tourne et aperçoit une estrade illuminée, nichée au pied d’une dune. Des musiciens sont en train de jouer devant un public clairsemé. Des bribes de notes et des rires s’échappent dans l’air du soir.

Hughie croit reconnaître le guitariste qui martyrise sa six-cordes en slide. Et ce chanteur courtaud avec son chapeau noir posé sur sa chevelure blonde, on dirait bien… Non, ce n’est pas possible !

Hughie contemple la scène sans bouger. Deux silhouettes aux contours familiers se détachent du groupe et se dirigent vers lui. Ces cheveux longs, ces moustaches, cette démarche…

Hughie ne sait plus quoi penser. Sans crier gare, Billy et Franck se tiennent devant lui. Ils l’étreignent comme un vieux frère perdu de vue. Des voix surgies du passé lui caressent les oreilles.

« Salut, Flame ! On t’attendait ! »

Olivier Aubry



Copyright © 2013 Road to Jacksonville
Webmaster & DJ The Sound Of Chicago Patrice GROS
Tous droits reservés.
Design par
Zion pour Kitgrafik.com